mercredi 26 septembre 2012

Refonder l'entreprise

Produite par les effets de la gouvernance des banques au profit de leurs actionnaires, la crise frappe la population active en détruisant le travail. C'est la gouvernance de l'entreprise qu'il faut réformer pour la résoudre.

Classiquement, l’entreprise est l’objet social qui compose capital et travail pour vendre produits et services aux clients à partir des fournitures qu’il obtient de ses fournisseurs.

Le modèle classique de l'entreprise
Actionnaires et salariés se rémunèrent sur le chiffre d’affaires généré par les ventes aux clients après avoir payé les fournisseurs et investi pour financer les projets et assurer l’avenir. Il y a donc naturellement une lutte entre actionnaires et salariés dans la répartition de la richesse produite.

Le Medef (Mouvement des entreprises de France), se prévaut de promouvoir l’entreprise. De quoi est-il question ? Qu’est-ce qu’une entreprise ? Quand il appelle à la baisse du coût du travail, le Medef travaille-t-il à la pérennité de l’entreprise ?

L’entreprise

C’est à la fin du 19ème siècle qu’apparaît le mot « entreprise », lorsque des collectifs de travail de plus en plus larges sont nécessaires pour porter le projet, assurer la valeur ajoutée capable de produire de l’innovation et améliorer la productivité.

Avant la fin du 19ème siècle, l'entrepreneur loue de la force de travail, du capital, achète des fournitures. Ce sont des échanges marchands, mais il n'y a pas d'entreprise en tant que tel.

Le droit du travail apparaît pour répondre au problème de santé publique créé par les conditions de travail (1840 - Rapport du Docteur Villermé sur la situation de la classe ouvrière). C’est le droit du travail qui fabrique l’acceptation de la subordination au chef d’entreprise par les salariés et assure le bon fonctionnement du collectif de travail. Le droit commercial en est tout à fait incapable.

Le contrat de travail, le manager, les luttes syndicales, la responsabilité pénale du chef d'entreprise - celui-ci n'est plus simplement l'administrateur de la société commerciale - l'innovation technique, la rationalisation des organisations, l'apparition des business scool, contribuent à construire l'entreprise à la naissance du 20ème siècle avec trois caractéristiques:
L'entreprise vécue
- la dynamique de création collective consistant à domestiquer l'innovation et le progrès technique;
- la subordination des individus dans des collectifs de travail organisés qui ne se satisfont pas de relations marchandes;
- l'autorité du chef d'entreprise qui aura la compétence pour animer le collectif de travail au bénéfice des projets.

C'est cette entreprise qui a été contestée dans les années 1970 avec la conduite de l'entreprise au bénéfice de la valeur, le management par objectif, les stock-options et les fortes rémunérations du PDG plus président de la société que directeur général de l'entreprise, l'individualisation des salaires, la réintroduction de la relation marchande dans l’usage de la force de travail avec la sous-traitance, etc.

Quand le patronat français choisit le nom de Medef, il fait référence à l’entreprise vécue, celle que les salariés (93% de la population active) investissent par leur travail, leur projet de carrière pour assurer leur existence et celle de leur famille. Mais qu’en est-vraiment ?

La société contre l’entreprise

La société contre l'entreprise
L’entreprise vécue n’existe pas  juridiquement. C’est la société qui a cette existence (SA, SARL, EURL, SNC, SEP, auto-entreprise, etc.). Il s’agit d’une association qui a pour but d’augmenter la valeur des titres possédés par les actionnaires et le niveau des revenus qu’ils en tirent. Personne n’est propriétaire de la société, chaque actionnaire n’est propriétaire que de sa part.

La société est représentée auprès du collectif de travail par le président du conseil d’administration. On l’a vu, le directeur général dirige le collectif de travail. Depuis les années 1970, le cumul des fonctions du président et du directeur général (le PDG) a mis les objectifs du collectif de travail (projet, innovation, valeur ajoutée, productivité) au service de la valeur de la société et du revenu des actionnaires : c’est la corporate governance.

Les effets de la "corporate governance"
Cette gouvernance a des effets sur l’investissement, la répartition des richesses créées, la pérennité de l’entreprise, le management de la force de travail, la santé des salariés, l’emploi et le niveau des salaires.

Le bras de la "corporate governance"
Aujourd’hui, l’entreprise est pilotée par l’homme de main des actionnaires : le PDG. Gratifié d’une rémunération exubérante (c’est sa docilité qui est rémunérée, pas sa valeur) et d’un statut totalement précaire (sa révocation ne nécessite aucune justification), il ne peut que se plier à la volonté de ses commanditaires.

 « Les profits d’aujourd’hui sont les investissements de demain et les emplois d’après-demain. » a affirmé Helmut Schmidt en 1974. Quarante ans après, on ne peut que constater que l’augmentation des profits qui a bien été réalisée n’a pas produit plus investissement et que le chômage s’est fixé à un haut niveau.

Le modèle actuelle de l’entreprise d’aujourd’hui est donc bipolaire :
- la société travaille à l’augmentation de la valeur de son portefeuille et/ou du niveau de son revenu ;
- le collectif de travail œuvre au projet, à l’innovation, à la valeur ajoutée et à l’augmentation de la productivité ; la subordination place naturellement les salariés dans le collectif de travail malgré leur objectif en matière de qualification, de salaire ou d’emploi.

Le modèle bipolaire de l'entreprise
En choisissant le nom de Medef, les représentants des actionnaires brouillent la claire vision du caractère bipolaire qu’ils ont réussi à imposer à l’entreprise alors qu’ils ne défendent que des intérêts particuliers. Ils y parviennent grâce au vécu (ou au modèle) le plus largement répandu qui veut qu’un chef d’entreprise soit totalement dépendant de l’entreprise dans laquelle il a investit toute sa fortune et s’est engagé lourdement auprès des banques pour faire vivre son œuvre.

« Ce n’est pas vrai dans la petite entreprise ! » entend-on souvent. C’est exact, surtout au début de la vie de l’entreprise. Mais la petite entreprise n’est pas exempte de bipolarité et la grande entreprise est si structurante sur l’environnement économique et social qu’il importe de décrire l’entreprise à l’aide du modèle bipolaire.

La petite entreprise

La petite entreprise
Le chef d’entreprise maîtrise le capital (capital propre et crédits) et partage les mêmes objectifs que ses salariés, y compris personnels de développement de ses compétences et de son revenu. Souvent salarié lui-même, ses objectifs de sociétaire sont secondaires dans sa vie courante.

Mais certains environnements économiques le poussent à privilégier la valeur de la société contre le projet. Ainsi, dans les années 2000 (dites « bulle internet »), les grands groupes ont cherché à étendre leur part de marché par développement externe. La « bulle internet » a multiplié les vocations d’entrepreneur, dans l’accès en particulier, vite métamorphosées en patrons ripoux sacrifiant leur entreprise en vendant à perte pour augmenter leur part de marché et, en conséquence, augmentant ainsi la valeur de leur société aux yeux des grands groupes du secteur.

Les grands groupes

Les grands groupes
Un grand groupe est une société qui regroupe un grand nombre de collectifs de travail. Bien sûr, le grand groupe multiplie les sociétés et les liens de dépendance les plus complexes dans un but de diversification des portefeuilles, d’optimisation fiscale, de dilution des responsabilités, etc.

Pour se débarrasser d’une activité insuffisamment rémunératrice, cette complexité permet de concentrer les déficits sur le collectif de travail correspondant et de s’en séparer : c’est le licenciement boursier.

Donner un statut juridique à l’entreprise

Capables de déconnecter ses objectifs de ceux du collectif de travail, la société exerce une tutelle qui met en danger la pérennité de l’entreprise. La réalité impose la prise en compte du modèle bipolaire pour décrire l’entreprise. C’est le pôle soucieux du projet d’entreprise, de sa pérennité, de son développement qui est légitime pour gouverner. Le pôle « société » n’est qu’une partie prenante.

L’entreprise est un objet social dont le développement assure le développement de toute la société en générant la richesse nécessaire à assurer l’existence des citoyens et de leur famille (enfants, jeunes gens, retraités, inactifs, malades). Ce qui fait l’entreprise c’est sa mission de création collective.

Les actionnaires ne sont pas exclus de l’entreprise, il faut simplement qu’ils acceptent la subordination de leurs intérêts à la mission de l’entreprise. Ne sont membres de l’entreprise que les actionnaires qui acceptent une direction générale de compétence à la conduite du collectif de travail pour remplir la mission de création collective.

La vie d’une entreprise peut souffrir des tempêtes qui la mettent en péril. Cette image maritime est très appropriée pour introduire une notion qui existe depuis très longtemps en droit maritime : la règle des avaries communes.

Les salariés subissent cette règle depuis toujours. Ils sont régulièrement licenciés pour « sauver l’entreprise ». Ils ont mis en place des outils pour sécuriser leur existence dans ces périodes : la sécurité sociale et sa branche chômage.

Les actionnaires n’ont aucune solidarité entre eux. Les mieux informés (délit d’initié?) savent se dégager assez tôt pour vendre à meilleur prix et investir dans une activité plus dynamique.

Le salarié qui tire tous ses revenus de l’entreprise où il travaille fait preuve d’une responsabilité largement supérieure à celle qu’assume un actionnaire qui y a investit une part relativement réduite de son portefeuille.

La vision d’un financement privé de l’entreprise est largement erronée aujourd’hui avec les aides de l’Etat, de la région, les contributions gratuites de stagiaires, les exonérations de cotisation sociales (près de 500 M€ depuis 1992, les salaires de la moitié des salariés). Le capital a perdu toute légitimité à gouverner seul l’entreprise.

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Cet article est écrit à la suite de la lecture du livre que Blanche Segrestin et Arnaud Hatchuel ont écrit pour rendre compte de leurs travaux sur l’entreprise.